
CHAPITRE 1
LE PRINTEMPS ÉRABLE
10 avril 2012, Collège Montmorency, Laval, Québec
— Eh, réveille-toi, tu ronfles !
Le coup de coude que je reçus dans les flancs me fit sursauter. J’essuyai subtilement le coulis de salive qui me pendait au coin de la bouche tout en me redressant.
— Fait longtemps que je dors ? demandai-je à Karin.
— Au moins deux heures !
Je regardai ma montre afin de valider l’information que me donnait ma partenaire. Elle avait bien raison. Déjà quinze heures !
— Est-ce qu’ils se sont mis d’accord sur une phrase ? repris-je en m’étirant.
— Non ! Ils sont encore sur des amendements des premiers amendements de la journée.
— Misère, soupirai-je. Pourquoi faire compliquer quand on peut faire simple ? Il me semble que ce n’est pas difficile : tu veux continuer la grève, oui ou non ? Pas besoin d’un mémoire de trois cents pages pour prendre une telle décision.
— C’est la démocratie, ma chère !
— Tu parles ! Une démocratie diminuée. Il doit bien y avoir le quart de l’assistance qui a déjà quitté le gymnase.
— Les absents auront toujours tort.
Karin me désespérait avec ses commentaires moralisateurs qui me faisaient constamment passer pour l’intolérante.
— Ah pitié avec tes proverbes ennuyants. Ça fait cinq heures que les gens débattent sur une question aussi simple. Normal que certains finissent par s’écœurer. C’est à se demander si ce n’est pas la stratégie des pro-grève de faire durer l’assemblée le plus longtemps possible afin que seuls ceux qui sont en accord, restent.
— Ils veulent juste trouver la meilleure formulation de phrase qui sera acceptable pour tout le monde.
— Ils jouent sur des virgules ridicules, m’exclamai-je. Et c’est quoi cette idée de faire ça dans un gymnase ? J’ai tellement mal dans le dos !
— Veux-tu arrêter de te plaindre ! me sermonna-t-elle.
Je soupirai. Visiblement, ma collègue était beaucoup plus en accord que moi de tout ce processus supposément démocratique, peu importe l’endroit où cela se passait. Je trouvais cette idée plutôt utopique, considérant que les gens contre la grève ou ayant des opinions différentes de la majorité se faisaient huer à tour de bras. Ça ne donnait pas vraiment le goût d’aller prendre la parole. Moi, j’avais faim et j’avais un mal de dos incroyable. Nous étions assis au sol, tous entassés inconfortablement depuis des heures. Heureusement que nous étions sur le bord d’un mur, au moins je pouvais m’y appuyer un peu. Plus le temps passait, plus un bon nombre de personnes quittaient l’assemblée. Je ne les blâmais pas. Si ce n’était pas pour mon travail, je serais déjà partie depuis longtemps. Selon les informations que nous détenions dans ce dossier, la grève étudiante de 2012 avait débuté le 13 février de la même année. Cela faisait donc un mois et demi que des milliers d’élèves de CÉGEP[1]et d’université se battaient contre la hausse des frais de scolarité prévue par le gouvernement provincial libéral en place. Cet événement avait produit un engouement sans précédent dans le mouvement étudiant dans l’Histoire du Québec. L’énorme manifestation du 22 mai 2012 en fut la preuve. Deux cent cinquante mille personnes sortirent dans les rues de Montréal pour s’opposer aux décisions du gouvernement concernant les frais de scolarité. Par contre, ce qui nous intéressait était de dénicher un individu qui, selon les premières informations que nous avions reçues, viendrait en fait de quelques mois dans le futur. Animer par une rage envers les dirigeants des associations étudiantes de l’époque, il avait l’intention de les atteindre pour venger le retard qu’il devait vivre face à son entré sur le marché du travail. La grève avait annulé son stage comme avocat dans un grand cabinet, reportant son arrivée à l’année prochaine.
— As-tu aperçu notre anomalie ? repris-je en m’étirant.
— Rien sur le radar.
— J’imagine. Qui aurait envie de venir perdre son temps dans ce genre d’événement emmerdant ? De toute manière, il pourrait être n’importe où parmi les étudiants. Bon, je vais fumer, lançai-je en me levant.
— Tu ne peux pas partir maintenant, me sermonna Karin. Tu ne pourras pas revenir.
— Nous connaissons déjà l’issue de cette assemblée. Pour le reste, tu sauras très bien me rapporter les différents amendements que je louperai.
Je ne laissai pas ma collègue répliquer et je sortis du gymnase. Je quittai l’établissement, pris mon paquet de cigarettes et en allumai une. Cela faisait des années que j’essayais d’arrêter de fumer. J’avais commencé le lendemain de ma première journée à Alert, il y avait déjà sept ans. Le stress ressenti à la vue de cette boule de feu fonçant droit sur nous m’avait donné l’incommensurable envie d’en griller une. Sept ans ! C’était difficile de tenir le compte, considérant les sauts dans le temps que nous faisions sans cesse. Je faisais équipe depuis six mois avec Karin Schuster, à partir du moment où mon précédent collègue s’était fait coincer pour avoir modifié le cours de l’Histoire. Fervent fédéraliste, il avait réussi à truquer le résultat du référendum de 1995 lors de notre dernier passage à cette année-là pour causer la défaite du oui par quelques pourcentages. Cette altération avait créé une légère fracture temporelle qui avait mené à une enquête du bureau de la surveillance. Cette erreur faisait maintenant partie de l’Histoire et sa modification pouvant entraîner une brisure plus importante de l’espace-temps, les hauts dirigeants de l’Agence avaient décidé de ne pas corriger l’intrusion de ce membre. Du moins, c’est ce qu’on nous avait laissé entendre. J’avais eu mes doutes, car même si l’organisation temporelle était privée, il ne fallait pas être dupe pour comprendre que le gouvernement fédéral canadien apportait une aide importante à la compagnie, tant au niveau financier qu’organisationnel. Il leur était sans doute interdit de s’interposer dans les moments politiques. Rester avec le Canada les avantageait. Cependant, mon collègue fut licencié dès la découverte de son implication et emprisonné pour trouble de l’Histoire à la prison internationale du Temps.
On avait donc cru bon de m’octroyer une agente qui était en service depuis plus longtemps que moi, expérimentée et surtout d’une nationalité différente, afin de ne pas risquer une nouvelle intrusion dans l’Histoire du Québec de façon partisane. Elle venait d’une tout autre époque, ce qui expliquait sans doute pourquoi nous avions des divergences d’opinions sur nos méthodes de travail. Elle était née en 1918 peu après la fin de la Grande Guerre, en Allemagne. Elle avait vécu une enfance assez difficile suite au blocus des alliés envers son pays. C’était donc avec une énorme surprise qu’en 1942, alors âgée de vingt-quatre ans, elle avait rejoint les alliés après avoir appris l’existence des camps de concentration qu’elle déplorait avec vigueur. Elle avait été une espionne de la Résistance jusqu’à sa capture en 1944, au moment où elle fut dénoncée par des voisins de palier qui la surprirent avec l’ennemi. Elle fut sauvée in extremis de l’exécution par l’Agence. Après des années à mettre à profit ses expériences d’espionne, elle avait travaillé un peu partout dans le monde jusqu’au jour où elle fut mutée à mes côtés. Ils avaient vu en elle la parfaite candidate pour m’épauler dans notre chemin vers le rétablissement complet des faits historiques au Québec.
J’avais, pour ma part, eu une vie plus facile qu’elle, a priori. J’avais fait la guerre, moi aussi. Seulement, à une proportion moins dramatique que celle ayant mené à l’Holocauste. Mon poste était également beaucoup moins risqué. J’étais responsable de la sécurité informatique au ministère de la Défense en 2090. Les ordinateurs étaient l’outil principal pour gérer des conflits et, même si c’était moins dangereux que tenir une arme, mon rôle était essentiel pour la réussite des missions. Un piratage ou une mauvaise touche et nous étions exposés à une attaque informatique. C’était quand même beaucoup moins prestigieux qu’une espionne de la trempe de Schuster durant la Seconde Guerre mondiale. Pianoter sur un clavier n’était rien comparé à l’obtention d’informations sensibles ayant aidé à vaincre la Shoah[2]. J’ignorais les réelles raisons de mon embauche dans l’Agence. Outre savoir comment programmer des logiciels, je n’avais jamais compris ce que je pouvais vraiment apporter à la cause. Mes aptitudes au combat n’étaient pas très développées. Oui, j’avais eu une formation de base d’autodéfense, mais je n’avais jamais véritablement eu à me battre, étant confinée dans un rôle effacé, très souvent enfermée dans des locaux ultrasécurisés devant des moniteurs d’ordinateurs. Je n’avais jamais été confrontée à des malades dangereux comme les nazis. De plus, nous interceptions à l’ordinaire des anomalies très coopératives ou inoffensives qui facilitaient notre travail. C’est probablement cette différence dans notre vécu qui faisait que nous avions beaucoup de difficultés à nous entendre sur les méthodes à utiliser pour nos recherches. Nos caractères étaient aussi diamétralement opposés. Elle était plutôt directe, en contrôle de ses moyens et de ses émotions. Moi, j’étais plutôt solitaire, réservée et dont l’estime de soi faisait parfois défaut. Je n’étais pas celle qui faisait le plus de bruit. Je suivais les règles et je ne dépassais pas les limites afin de ne pas risquer de causer du tort au temps. Tout ce que je voulais était de ne pas nuire à l’organisation qui me payait. Le fait que Karin ait plus d’ancienneté que moi la rendait parfois un peu arrogante et cela m’irritait. L’Agence nous avait rencontrées à plusieurs reprises depuis six mois, afin de tenter de nous aider à faire une meilleure équipe. Sans savoir pourquoi, ils étaient convaincus que nous étions le binôme parfait.
— Tu devrais penser à arrêter de fumer, me lança-t-elle derrière moi me faisant sursauter.
— Le jour où on trouvera une solution à notre problème, je te promets de ne plus retoucher à cette cochonnerie. D’ici là, laisse-moi me calmer avec ça !
— Je te signale que, dans toute l’Histoire, on n’a découvert aucun remède au cancer, continua-t-elle, enfonçant le clou.
— Et puis ? Jusqu’à ce qu’on rétablisse toutes les anomalies, on est tous condamnés, de toute façon. T’as repéré des signes particuliers lors de cette assemblée ? dis-je pour détourner le sujet.
— Pas vraiment. Bien que le processus démocratique d’une telle réunion soit quelque chose de passionnant, je dois admettre que c’était plutôt long. De mon temps, on ne faisait pas de fioritures pour passer au vote. On débattait, certes, mais c’était quand même assez rapide.
— Toi, c’était « suis la parade ou crève » !
L’évocation de la réalité dans laquelle elle avait grandi à travers la montée du nazisme la fit soupirer. Je savais bien qu’elle avait terminé du côté allié à cette époque-là, mais les faits étaient là. Durant les années 40, dans son pays, si tu avais le malheur de contrarier les nazis avec une opinion différente de leur idéologie, tu pouvais finir six pieds sous terre. Rien n’était plus sûr que de suivre les convictions populaires !
— Je crois que la meilleure façon de trouver un semblant d’indice pour découvrir notre anomalie est de fraterniser avec les étudiants, lança-t-elle, changeant ainsi le sujet. Peut-être ont-ils aperçu quelque chose d’inhabituel, peut-être connaissent-ils un jeune homme qui rage de la grève.
— Tu parles. Ils vont nous voir arriver, deux « matantes[3]» dans la trentaine. Ce n’est pas très accrocheur.
— Doit-on nécessairement avoir vingt ans pour être étudiant et être concerné par le conflit ?
Elle tourna les talons suite à sa dernière réplique. Je la regardai se diriger vers un petit groupe de carrés rouges [4]en souriant. Je ne pouvais pas lui enlever le fait qu’elle était déterminée. Lorsqu’elle avait une idée en tête, elle ne l’avait pas dans les pieds. Tout en continuant de griller ma cigarette, j’observai ma collègue discutant avec les étudiants. Elle avait le look parfait pour se fondre dans la masse malgré ses trente-huit ans. Sa grande chevelure rousse, légèrement bouclée, se mariait très bien à la teinte vive de son rouge à lèvres écarlate et à ses taches de rousseur. Nous faisions vraiment contraste, l’une et l’autre. Elle était féminine avec ses jupes ou ses petits chemisiers alors que je préférais des vêtements plus confortables comme un jean et un t-shirt. Je ne comprenais pas comment elle arrivait à faire notre travail avec de tels vêtements qui semblaient gêner les mouvements. Moi, seule ma chevelure, mi-épaule, châtain, et mes traits fins trahissaient mon sexe féminin. Je ne me maquillais que très rarement, je préférais être au naturel. Alors qu’elle affectionnait prendre les devants, j’étais plus discrète, observatrice. De trois ans sa cadette, je n’avais pas autant d’expérience sur le terrain qu’elle. Tout nous opposait et nos supérieurs s’entêtaient à vouloir nous unir quand même. Elle avait bien sûr ses qualités que je ne pouvais pas nier. Un atout de taille : elle parlait couramment trois langues, soit le français, l’anglais et l’allemand. Outre sa langue maternelle, elle avait appris les autres pendant ses années d’espionnage durant la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, après quatorze ans dans l’organisation temporelle et affectée aux missions du Québec depuis quelques années déjà avant de faire équipe avec moi, elle avait, peu à peu, pris l’accent et les manières de parler de sa terre d’accueil. Si elle ne mentionnait pas sa nationalité d’origine, personne ne pouvait deviner qu’elle était allemande. Régulièrement, elle s’amusait à se prétendre plus québécoise que moi. Tout pour m’irriter encore plus.
— Eh ! reprit-elle en revenant vers moi. Il y a une manifestation ce soir dans le centre-ville de Montréal. Les porte-parole étudiants seront là. On devrait y aller !
— Évidemment. Pourquoi ne nous ont-ils pas envoyés là directement, on aurait pu en profiter pour visiter la ville.
Karin soupira.
— Tu le sais très bien que parfois les informations ne sont pas toujours super fiables à cause de la distorsion créée par l’intrus. Une manifestation avec la présence des leaders étudiants, c’est l’endroit idéal pour notre homme d’agir. C’est un environnement parfait pour se fondre dans la masse avec les milliers de personnes qui seront dans les rues et disparaître ensuite comme un fantôme.
La grande expérience de Karin avait encore parlé. On nous avait expliqué des centaines de fois à quel point il était difficile de savoir exactement à quel moment de la journée l’anomalie allait apparaître ou causer un changement dans l’Histoire. Sans trop comprendre pourquoi, ces intrus amenaient avec eux un genre de voile temporel, comme une brume un soir de printemps. Par contre, aller dans une manifestation, n’était-ce pas comme chercher une aiguille dans une botte de foin ? Découvrir notre anachronisme au milieu de tous ces gens qui déambuleraient dans les rues du centre-ville de Montréal était un immense défi. Nous étions deux, ils étaient des milliers. Mais je n’avais pas vraiment l’énergie de m’obstiner avec elle. Parfois, je trouvais que l’Agence avait des manquements au niveau de la gestion. Dans ce genre d’événements historiques, il aurait été préférable d’envoyer une équipe mieux équipée que notre duo.
— J’ai faim ! repris-je. Allons réfléchir en mangeant.
Nous nous rendîmes vers le centre-ville de Montréal, près du parc Émilie-Gamelin, au coin de la rue Berri et Sainte-Catherine, où débuterait la manifestation. Le déplacement de Laval jusqu’au Village gai[5]de Montréal fut difficile en voiture puisque le festival des cônes orange avait déjà commencé. Les détours étaient nombreux et, au bout d’une heure à zigzaguer à travers tout ce bazar, nous choisîmes de garer notre véhicule près d’une station de métro et d’utiliser les transports en commun. Si en 2090 les déplacements étaient plus faciles avec le métro ultra moderne et ses deux cents stations parcourant tout Montréal et ses banlieues, c’était vraiment différent en 2012. Nous eûmes même le privilège d’être victimes d’un ralentissement de service à cause d’une porte bloquée. J’étais affamée et, plus le temps passait, plus je m’autodigérais. On aurait dit que la vie ne voulait pas que je me nourrisse.
Nous arrivâmes finalement vers dix-sept heures au métro Papineau. À peine étions-nous sorties de la station que j’entraînai Karin vers le Club Sandwich[6]. J’étais déjà venue y casser la croûte dans le passé. J’avais tellement entendu parler du Village gai de l’époque et ses boules roses flottant dans les airs tout le long de la rue Sainte-Catherine que j’avais pris quelques soirées de congé pour visiter les lieux. C’était en juin 2013 ! J’avais choisi une année au hasard, sans trop réfléchir. Cette rue du centre-ville ne ressemblait en rien à ce que je connaissais de celle de 2090. Plus enjouée et plus vivante que son homologue du futur qui était rendue terne depuis le dispersement de la communauté gaie un peu partout dans la ville, j’y avais eu beaucoup de plaisir. J’avais même rencontré une magnifique jeune femme que j’avais fréquentée en catimini pendant quelques semaines par la suite. Dans mon travail où tout était une question de temps et d’époque, faire connaissance avec des gens sans divulguer ma fonction était vraiment difficile. Notre relation fut éphémère, arrêtée net par la disparition soudaine de mon amante. Il m’arrivait parfois de retourner à cette année-là lors de mes journées de congé, dans l’espoir inavoué de recroiser cette jolie blonde.
— Tu peux respirer entre deux bouchées, me lança Karin.
— Ta foutue assemblée m’a ouvert l’appétit !
— Tu sous-estimes ces processus démocratiques.
— À part affamer ses ouailles, donne-moi une bonne raison de l’utilité de ces assemblées qui traînent en longueur, demandais-je en prenant une bouchée de ma poutine[7].
— Cela permet à tout un chacun de venir s’exprimer sur un sujet ou une action donnée. Sans cette opportunité, cela finit avec des dictateurs au pouvoir et un holocauste sur la conscience.
Ma collègue m’avait répondu sur un ton ferme et sans équivoque. Le souvenir de son passé sous le régime nazi était encore sensible malgré les années. Le gouvernement d’Hitler faisait partie de l’Histoire et c’était bien l’un des événements antérieurs que nous aurions tous aimé modifier. Je soupçonnais Karin de rêver toutes les nuits de désobéir aux ordres de l’Agence et d’aller changer ce qui lui faisait honte dans son passé.
— Si seulement le peuple allemand avait eu accès à de telles assemblées, reprit-elle, on ne leur aurait pas imposé tout ce que le gouvernement avançait
— C’était une autre époque, Karin, tempérai-je. Ils n’étaient pas au courant de ce que nous savons aujourd’hui. Assemblées ou non, avec l’accessibilité aux informations et l’ouverture aux esprits critiques que nous avons maintenant, les gens de ton temps n’auraient sans doute pas laissé faire ce génocide.
— Je n’ai plus faim, soupira-t-elle. Je vais aller prendre l’air. On se rejoint au rendez-vous de la manifestation.
Je regardai ma collègue se lever et se diriger vers la caisse. Elle paya et quitta le restaurant. Je voyais bien dans son visage que l’évocation de son temps pendant la Seconde Guerre mondiale remuait beaucoup d’émotions. De ce que je savais, elle avait vécu pas mal de choses difficiles pendant ses années d’espionnage. Elle n’en parlait jamais, mais c’était évident que des images la tracassaient régulièrement. Étaient-ce celles-ci qui lui donnaient ce petit côté froid et légèrement refermée sur ses ressentis ? Pourquoi ne parlait-elle jamais de ce qu’elle avait vécu ? On ne pouvait pas sortir totalement indemne d’un tel événement historique. Peut-être que m’expliquer ce qu’elle ressentait au lieu de toujours esquiver le sujet me permettrait de la trouver un peu plus chaleureuse.
Je terminai mon assiette et me levai. J’allai payer et quittai le restaurant à mon tour. Je remontai ma veste au niveau du cou. Le soleil s’était couché et la fraîcheur d’avril avait envahi mon manteau. L’effervescence était palpable. Il y avait déjà plusieurs personnes avec des pancartes qui se dirigeaient vers le point de rendez-vous. La grande majorité de ceux-ci arborait le fameux carré rouge à la poitrine et beaucoup criaient des slogans motivateurs pour la manifestation. Je les regardai, fiers et enthousiasmes. Ils avaient un but commun et avaient mobilisé presque tout le Québec à leur cause. C’était remarquable, même si je détestais leurs assemblées !
Lorsque j’arrivai au point de ralliement, Karin était en grande discussion avec un groupe de jeunes. Comme elle semblait avoir les choses en main, je pris une cigarette et l’allumai. Je me tenais à l’écart, préférant observer l’attroupement de manifestants qui commençait. Il y avait une ambiance festive. Les gens chantaient, d’autres criaient des slogans. Sans savoir les causes d’un tel rassemblement, on aurait pu croire à une fête de quartier. Karin semblait volubile et sa gesticulation me faisait sourire. Malgré tout ce qui nous séparait, je reconnaissais son efficacité pour faire parler les gens.
— Et alors ? Qu’est-ce que ça donne ? demandai-je en la voyant s’approcher de moi.
— Honnêtement, je ne sais pas trop. Ils ne parlent que des frais de scolarité et du gouvernement qui se moque d’eux.
— Bien normal. Ce qui mène le monde, c’est l’argent.
— Personne n’a remarqué quelque chose de bizarre. Au nombre de gens qui se trouvent ici, je ne peux pas croire qu’il n’y a pas quelqu’un qui a vu quelque chose d’irrégulier chez un de leurs membres…
— La soirée n’est pas encore terminée, affirmai-je. La marche va commencer. Entrons dans les rangs et gardons l’œil ouvert.
Mes encouragements firent sourire Karin. Elle semblait de nouveau gonflée à bloc. Nous suivîmes le groupe de manifestants qui se mettait en branle. Comme elle le faisait si bien, ma partenaire discutait avec les gens autour d’elle. Je restais encore au loin. Pendant qu’elle allait au front, moi je surveillais ses arrières. Même si tout semblait calme, il fallait demeurer à l’affût du moindre écart de conduite. J’étais donc prête à procéder à notre extraction avec l’intrus à tout moment grâce à notre montre temporelle.
Tout se passait bien jusqu’à ce qu’un groupe vêtu de noir et masqué commençât à lancer des pierres dans les vitrines des commerces. Je pressai le pas pour rattraper Karin lorsque je constatai que les policiers prévoyaient d’intervenir bientôt.
— Je crois que c’est le moment de partir, lançai-je à ma collègue.
— Mais on n’a pas trouvé notre cible, se désola-t-elle.
Nous nous éloignâmes un peu du groupe lorsque les premières bombes lacrymogènes tombèrent au sol. En tournant le coin d’une rue, nous aperçûmes cinq hommes qui en entouraient un sixième et, dans un claquement de doigts, ils disparurent dans la nuit. Il n’y avait aucun doute dans notre esprit, nous venions de voir des membres de l’Agence avec ce qui était visiblement notre cible, disparaître devant nos yeux.
— Scheiße ! lança Karin avec émotion. On s’est fait voler notre homme ! Ils envoient plusieurs agents sur une même mission depuis quand ?
— Je l’ignore, ma chère, mais au moins on peut dire que le danger a été écarté. Allez, rentrons ! terminai-je en appuyant sur ma montre temporelle.
Karin fit de même et nous fûmes transportées immédiatement dans le hall d’entrée de l’Agence, en 2469. Cet outil était magique. Cette technologie créait une brèche invisible dans la réalité où nous nous trouvions pour nous permettre de retrouver notre lieu d’attache comme une porte dans le temps. On nous avait expliqué que ce n’était pas vraiment une téléportation comme on en voyait souvent dans les films, mais plutôt une sorte de distorsion temporelle entre l’année en court et l’Agence. J’avais passé des années à tenter de découvrir de quelle manière nous pouvions être transportés d’un univers à un autre, mais j’avais un jour cessé d’essayer de comprendre la science. À quoi bon déchiffrer l’incompréhensible pour le commun des mortels comme moi. L’important était que la technologie fonctionne et nous transporte sans encombre. Nous n’avions pratiquement aucun effet secondaire suite à ces voyagements. Parfois une petite migraine ou un haut-le-cœur, mais rien de dramatique. De plus, cette montre offrait de bulle protectrice cachant notre présence sur la ligne du temps. Nous pouvions discuter avec les gens sans que cela affecte l’Histoire et celle-ci effaçait toute trace de nos actions dans leur mémoire par la suite. Une autre technologie que je n’avais pas cherché à comprendre plus en détail.
Le fait que d’autres agents aient accompli notre mission sembla agacer ma collègue. Karin soupira et se dirigea vers la sortie, le visage fermé.
— Demain sera une meilleure journée, lui lançai-je alors qu’elle tournait les talons.
Je regardai la porte qui se refermait.
— Bonne soirée à toi aussi, soufflai-je avant de quitter le bureau à mon tour.
[1].Un cégep (acronymie de collège d’enseignement général et professionnel) est un établissement d’études supérieures public, sui generis et unique au Québec, qui, dans le système d’éducation québécois, suit les études secondaires et précède l’Université.
[2].La Shoah est l’extermination systématique par l’Allemagne nazie d’entre cinq et sis millions de Juifs, soit les deux tiers des Juifs d’Europe et environ 40% des Juifs du monde, pendant la Seconde Guerre mondiale
[3].Une matante au Québec c’est une tante. Par extension, matante a pris une autre définition et signifie quelqu’un de vieux jeu et un peu dépassé
[4].Le carré rouge symbolise particulièrement le soutien à la grève étudiante de 2012 et au mouvement étudiant québécois. Il est habituellement épinglé à un vêtement
[5].Le Village gai, officiellement Le Village, est le quartier gai de Montréal (Québec, Canada). Il se trouve dans le secteur Centre-Sud de l’arrondissement de Ville-Marie.
[6].Restaurant de style dîner situé dans le village gai de Montréal, le Club Sandwich était très prisé de sa clientèle. S’intégrant dans une construction beaucoup plus importante – le complexe Bourbon –, le restaurant fut un des derniers éléments de l’établissement à fermer ses portes en avril 2014.
[7]. La poutine est un plat de la cuisine québécoise composé, dans sa forme classique, de trois éléments : des frites, du fromage en grains et de la sauce brune1